C'est au crépuscule, et comme de vieux complices, que l’homme accompagné de ses oiseaux s'éloigne de la berge sur une frêle embarcation. La pêche aux cormorans est une scène peinte par les artistes, et décrite dans les récits de voyageurs nobles et lettrés depuis les XVème siècles. Ce décor pittoresque, où se dressent des pics karstiques dans un paysage brumeux, fait parti des images que l’on retrouve sur les vieilles estampes chinoises et aujourd’hui sur les illustrations des billets de 20 Yuans.
Nous sommes sur la rivière Li entre Guilin et Yangshuo. Cette région du sud-ouest chinois, frontalière avec le Vietnam, a connu un développement économique tardif, à la fin des tensions diplomatiques entre les deux pays en 1990. Dès 1973 le Guangxi a été rouvert aux touristes étrangers, mais c'est surtout l'instauration des semaines d'or dans les années 2000 qui explique que le tourisme est devenu la deuxième activité économique de cette région. En instaurant les congés payés, Deng Xiaoping a poussé les chinois à voyager en chine dans un tourisme formaté qui privilégiait la découverte des sites pittoresques célèbres ("Mingsheng" en Chinois) comme la rivière Li.
Cette rivière, où se côtoient encore au quotidien, tradition et modernité, est le terrain privilégié des pêcheurs aux cormorans. Longtemps voie de communication principale entre le Centre et le Sud de la Chine, cette voie fluviale subit la pression journalière des touristes qui descendent la rivière sur des bateaux de croisière pour découvrir ce "Mingsheng". Ce trafic occasionne énormément de bruit et effraie les poissons, c'est pourquoi les pêcheurs partent à la tombée de la nuit sur les eaux plus calmes, alors qu'auparavant cette activité était pratiquée dès l’aube.
Le bateau qui transporte l'équipe de pêche est composé d'un assemblage de quelques tiges de bambou. Le pêcheur utilise une longue perche pour déplacer l'embarcation de manière silencieuse. Pour faciliter leur activité dans l'obscurité, l'esquif est équipé de lanternes qui éclairent l’eau. Le poisson est ainsi visible depuis la surface, ce qui simplifie la tâche des cormorans. Ces oiseaux sont assez disciplinés. Un peu comme des automates, ils plongent dans l’eau au signal du pêcheur. Pour un regard extérieur cela s’apparente plus à un jeu, où la cadence est rythmée au grès des trouvailles dans les eaux profondes.
Excellent plongeur, le "Phalacrocorax carbo" ou "Yúyīng" (faucon à poisson), a des pattes aux larges palmes qui l'aident dans ses plongées jusqu'à quarante mètres de profondeur. Les plus sportifs d'entre eux enchaînent les plongeons et remontent les plus belles prises dans leur puissant bec crochu, qu’ils ont parfois traqué pendant près de deux minutes. Ces prouesses sont facilitées par des yeux équipés de cristallins suffisamment déformables pour s'adapter à la vision sous l'eau. Leur plumage noir et brillant devient lourd après chaque plongé car contrairement aux autres oiseaux, leurs plumes ne sont pas imperméables.
Dès que l'oiseau émerge de l'eau, le pêcheur l'aide à revenir sur le bateau pour dégorger son poisson. Tous deux sont au diapason. Le pêcheur saisit la perche posée à ses côtés et la pose devant le cormoran qui s'agrippe à elle. Le cormoran s'élève dans les airs en équilibre, bien campé sur ses larges pattes palmés. Poisson en travers du bec il saute délicatement près du panier en osier près duquel le pêcheur l'a rapatrié. Avant de le relâcher, le pêcheur qui s'est accroupi pour réceptionner le fruit de la pêche se relève, en renversant le cormoran tête vers le bas. Puis passant la main le long de son cou il libère les poissons qui sont restés piégés dans son gosier car un anneau placé autour de son cou l'empêche d'avaler ses plus grosses prises.
Quand les paniers sont remplis, le pêcheur ôte l'anneau de chanvre qui resserre le cou des volatiles durant toute la pêche. Pour récompenser les cormorans il leur envoie quelques prises mais avant de les engloutir, le cormoran lance le poisson en l’air pour qu’il retombe tête vers le bas afin d'éviter que les écailles écorchent son fin gosier. Assez égoïstement le pécheur conserve les meilleures prises, l’essentiel étant que chaque cormoran mange à sa faim, environ 750 gr de nourriture par jour. Pour un voyageur, l’originalité de cette pratique tient à la complicité qui semble exister entre le pêcheur et le cormoran. La plupart des pêcheurs élèvent les cormorans dès leur naissance, les nourrissent, puis les accompagnent auprès des cormorans plus âgés déjà dressés pour qu'ils apprennent leur routine de pêche. Ceci explique en partie ces gestes bien rodés au fil des années.
Aujourd'hui cette activité est devenue accessoire pour l'économie locale. Les vieux pêcheurs deviennent progressivement acteurs de leur propre rôle. Les tours opérateur, les croisiéristes et les hôteliers font appel à eux et monnayent leur savoir faire auprès des touristes avides d'expériences exotiques. C'est pourquoi le soir le long de la rivière Li s'observe des barques éclairées près desquelles plusieurs bateaux de croisière sont arrêtés. Les flashes aveuglant crépitent dans la nuit calme et paisible. Et puis les moteurs redémarrent et chacun repart avec les images de ce spectacle insolite où l'harmonie entre l'homme et l'oiseau rendraient songeur les pisciculteurs Français en conflit permanent avec les cormorans.
À Yangshuo, le réalisateur et metteur en scène Zhang Yimou a entrepris d’organiser une représentation quotidienne de son spectacle Impression Liu San Jie, où de nombreux pêcheurs de la région jouent leur propre rôle. En faisant le choix d’un nouveau métier, beaucoup plus adapté à l’évolution économique et sociale de leur région, les pêcheurs retrouvent ainsi une stabilité financière. Tant que le tourisme mettra à l'honneur cette activité, la pêche traditionnelle sera préservée sur la rivière Li.